Me Sylvestre Mben: Il s’agit d’un texte partisan
L’avocat au barreau du Cameroun estime que la récente loi ne vise pas la bonne administration de la justice.
Quelle lecture faites-vous de la loi instituant le Tribunal criminel spécial au Cameroun?
La loi récemment adoptée instituant le Tribunal Criminel Spécial au
Cameroun est l'exemple même d'une législation de panique prise à la date
qui vient remettre en cause le caractère moderne, libéral et
révolutionnaire du Code de procédure pénale même s'il faut préciser que
les magistrats ont refusé d'appliquer le code de procédure. La loi
créant le Tribunal criminel spécial viole un certain nombre de principes
généraux de droit à caractère universel et de ce point de vue constitue
un recul multi centenaire pour ne pas dire multimillionnaire qui était
déjà acquis depuis de Code d'instruction criminelle. Il s'agit d'une
marche arrière.
Certains estiment qu'elle est une manifestation de l'avancée en
matière de gestion du contentieux criminel notamment relatif aux
détournements de deniers publics et à la corruption. Qu'en dites-vous?
Il ne s'agit nullement d'avancée mais d'un recul multi centenaire.
Ceux qui soutiennent cette loi évoquent la nécessité de la célérité dans
l'instruction et le jugement des affaires. Il s'agit là d'une raison
peu convaincante. S'il faut reconnaître aujourd'hui que les lenteurs
existent quant à l'instruction et au jugement, la solution à préconiser
n'est pas la création d'un Tribunal criminel spécial qui foulent aux
pieds les principes généraux de droit. L'on a adopté au Cameroun un code
de procédure pénale générateur des lenteurs judiciaires. A l'époque du
Code d'instruction criminelle, l'on jugeait 10% du contentieux pénal,
avec le code de procédure, l'on est passé à 5% du contentieux pénal.
L'on s'est rendu compte qu'avec l'entrée en vigueur du code de
procédure pénale, il fallait augmenter le personnel (magistrats et
greffiers) ajouter les moyens matériels (les salles d'audience,
ordinateurs, matériels de bureau etc.) L'on est donc surpris que l'on
opte pour la création d'un Tribunal criminel spécial battant ainsi en
brèche, un certain nombre d'acquis, la violation du principe de double
degré de juridiction, l'on est jugé en premier et dernier ressort, la
violation du principe de la liberté de la preuve en matière pénale,
c'est le président du tribunal criminel spécial qui fixe le nombre des
témoins alors que dans le code de procédure pénale, prévenu ou l'accusé
dresse la liste des témoins qu'il notifie au parquet. Avec la création
du Tribunal criminel spécial, nous avons reculé et je pense que la
notification réelle de la création de ce Tribunal n'est pas de lutter
contre les lenteurs judiciaires mais se situe ailleurs.
Il s'agit de ce que certaines personnes poursuivies dans l'opération
épervier, ont interjeté appel des décisions rendues par les premiers
juges et ont vu leur accusation revue à la baisse. L'on s'est alors dit
qu'en supprimant l'appel, l'on évitera à l'avenir ce type de
déconvenues. L'on ne devait pas adopter les textes à partir des
considérations aussi partisanes. Des textes de procédures sont fondés
sur deux considérations, les droits de la défense et les règles d'une
bonne administration de la justice. Il ne devrait être fondé sur autre
chose.
Il est dit qu'une fois la sentence prononcée le jugement est sans
appel. Cette lecture du texte qui vient d'être pris est-elle exacte?
Cette lecture du texte est exacte et grave. L'article 4 de ce texte
dispose que le Tribunal criminel spécial statue en premier et dernier
ressort et que ses décisions ne sont susceptibles que de pourvoi.
Pareille disposition viole un principe universel de droit, le principe
de double degré de juridiction. La possibilité offerte au condamné de
former pourvoi ne constitue pas une garantie d'être jugé car pour être
jugé à nouveau devant la cour suprême, il faut préalablement obtenir la
cassation et l'annulation du jugement rendu par le tribunal spécial. Il
apparaît donc que la possibilité offerte au condamné en instance pour se
faire juger en cassation est très infime. La suppression du principe du
double degré de juridiction abouti à la violation des droits de la
défense et à un examen superficiel de l'affaire. Ceci est regrettable
parce que les juges d'appel sont en principe plus compétents, plus
expérimentés, plus indépendants. Lorsqu'on a à l'esprit les dérives
constatées dans l'opération épervier, les violations de la loi et
surtout la confusion savamment entretenue entre la faute de gestion et
la faute pénale, l'on se rend compte les trois des personnes
justiciables devant le tribunal spécial sont sérieusement menacées.
Comme je l'ai déjà dit, il s'agit là d'un recul multi centenaire.
La célébration qui est faite de ladite loi fait aussi état de la
possibilité qui est offerte aux accusés de payer le montant présumé
détourné et d'obtenir l'arrêt des poursuites. Quelle appréciation en
faites-vous?
Effectivement les dispositions de l'article 18, prévoit une telle
possibilité. Cela s'appelle la médiation pénale, elle était pratiquée
dans certaines affaires de l'opération épervier de manière informelle,
le législateur vient de formaliser cette pratique. Il s'agit aussi là
d'une revendication populaire qui voudrait que l'on récupère de l'argent
au lieu d'emprisonner des personnes. Je voudrais émettre une réserve.
L'article 18 de ce texte dispose qu'en cas de restitution des fonds, le
procureur général peut demander l'arrêt des poursuites sur autorisation
du Ministre de la justice.
Il s'agit donc en définitive d'une question laissée à l'appréciation
du ministre de la justice. Une grande marge d'appréciation risque
d'aboutir à l'arbitraire. Sur quel critère le Ministre de la justice va
se fonder pour accorder l'arrêt des poursuites à telle personne qui a
restitué les fonds et non à telle autre qui a également restitué les
fonds? Le législateur aurait tout simplement prescrit que celui qui paie
sort. C'est plus simple.
Il revient que certaines dispositions de cette loi ne sont pas
nouvelles pourquoi a-t-elle été ré initiée en ce moment à votre avis?
Seuls les auteurs spirituels peuvent vraiment répondre à cette
question. Je voudrai ici donner mon sentiment. Ce texte a vu le jour
parce que deux anciens ministres poursuivis ont obtenus gain de cause
devant la cour d'appel en ce que l'accusation portée contre eux a été
revue largement à la baisse. J'ai entendu parler de combinaisons
obliques entre avocat et magistrats cela est regrettable. Les décisions
rendues par les magistrats de la cour d'appel et qui sont la cause de ce
texte sont techniquement irréprochables et essentiellement fondée sur
le droit. S'il ya des personnes qui pensent le contraire je propose un
débat public et contradictoire entre les conseils de ces deux anciens
ministres et ceux qui soutiennent la thèse de la magouille et de la
corruption. Il s'agit là des raisons inavouées mais réelles de ce texte,
les lenteurs judiciaires ne sont qu'un prétexte.
Ce texte peut-il s'appliquer avec les outils actuels (code pénal, code de procédure pénale)?
La compatibilité de ce texte avec le code pénal ne pose aucun
problème. Par contre la compatibilité de ce texte avec le code de
procédure pénale pose problème parce que ce texte dans certains de ses
aspects vient contrarier le caractère moderne, libéral et
révolutionnaire d'un code de procédure très protecteur des libertés. Il
sera difficile à ceux qui appliquent le code de procédure pénale
d'appliquer cette loi car c'est faire une chose et son contraire même si
certains diront que le spécial déroge au général.
Le barreau du Cameroun a-t-il été associé à la préparation de ce texte?
Le barreau n'a pas été associé à la préparation de ce texte.
Toutefois cela ne devrait d'aucune manière justifier l'indifférence du
barreau car il s'agit ici d'un silence coupable. S'il est vrai que les
membres du barreau ont été surpris par le dépôt de ce projet de loi à
l'assemblée nationale, le barreau aurait dû convoquer même une session
extraordinaire du Conseil de l'ordre pour protester contre l'adoption
d'un texte liberticide. Cela est regrettable pour un organe censé
veiller sur la défense des intérêts des justiciables. La réaction du
barreau du Cameroun est toujours attendue.
© Léger Ntiga | Mutations
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